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Monthly Archives: juillet 2008


Quatre heures de sommeil par nuit. Quatre demie heures d’un sommeil tout sauf profond. Agité, habité, brûlant. Et je me lève avant le jour, épuisée et en nage, café, cigarette, rue déserte et boulot. Alors ce matin, je ne rêvais que d’une chose : dormir.

Seulement, la fortune, au sens propre, avait d’autres projets pour moi.


Réveillée par l’interphone peu après huit heures, des croissants et un sourire pénétrent mon appartement, trois tasses de café et quelques mots pour se donner du courage, une douche pour se débarrasser des restes de la nuit. Une robe légère, la chaleur est insoutenable même en ce milieu de matinée. De grosses lunettes noires rendues nécessaires autant par mes cernes que par la lumière. Il n’est pas dix heures trente lorsque nous sortons.


Une autre cigarette et mes talons malhabiles sur les pavés de la rue des teinturiers. Nous avons rendez-vous, nous sommes en avance, c’est bien. Les cafés se servent sur les petites tables, la roue à aubes tourne toujours, peu de voitures, beaucoup de pieds, très diversement chaussés.

J’aime regarder les pieds des gens. Les chaussures en disent long, les orteils et leurs ongles aussi. Dans cette partie là de la ville, c’est plutôt tongs, babouches et sandales, cheveux frisés mal coiffés, casquettes, bobs et autres bérets. C’est le coin des artistes, babs, bobos, bref festivaliers décalés branchés. Je les regarde en me racontant leurs histoires, en essayant de garder l’équilibre surtout, plus que quelques mètres et nous y sommes.


Au milieu de la file d’attente, une petite femme me pousse dans le dos, elle m’agace, et sa copine parle si fort qu’elle en devient vite détestable. Heureusement, dans vingt minutes je serai assise dans un théâtre frais, dans le noir et le silence, cette perspective m’aide à patienter. Patiemment.


La jeune fille qui s’assoit près de moi me caresse le bras de ses longs cheveux frisés. Les hommes derrière nous parle du marché de la bière en Russie. J’essaie de suivre mais très vite cela m’ennuie. Dans le fond de la scène, encore plongée dans le noir, je crois distinguer un bateau. Deux silhouettes s’intallent et ma curiosité s’éveille. La salle est pleine. Les lumières s’éteignent. Des lettres blanches s’étalent sur un fond noir et une voix espagnole commence son histoire.


De la première seconde à la dernière, je suis scotchée à mon siège, les yeux rivés sur la scène, ils ne clignent jamais pour ne rien rater et deux larmes naissent mais ne coulent pas, pour ne rien rater encore une fois. Des lettres blanches sur un fond noir pour terminer. Les comédiens, main dans la main, saluent, cette fois je pleure pour de bon.

La salle peine à se vider. Je boue, suis prête à exploser. Les gens m’agacent, je fuis les regard, je ne veux qu’une chose : sortir. Mettre mes lunettes pour me cacher, sentir un peu d’air. Je pousse, j’esquive, me faufile, je me comporte mal mais je m’en fiche, je veux sortir. Une fois dehors, je retrouve ma soeur et marche vite, si vite sur les pavés, je ne sens plus mes talons. Ce n’est qu’arrivée aux halles que je m’arrête. Je m’assois sur un banc, et m’effondre. Ce ne sont pas des larmes, mais des sanglots.


Plus tard, ma soeur me demandera si c’était le spectacle ou autre chose, je lui répondrai un peu les deux, je pense. Nous achèterons un melon et du jambon Serano, puis nous boirons un verre de rosé sur la place, avant de rentrer.



Le jour est passé, la nuit est tombée, et j’entends encore ces deux voix, riches, multiples, majestueuses, me raconter une histoire que j’aurais voulu écrire. 

 Et la mienne qui me revient en gouttes de chagrin.

 




Tu es parti un vendredi matin. La grande horloge sonnait 10 heures quand je traversais la ville pour me réfugier chez moi. Je ne suis pas sortie pendant trois jours. Et puis, il a bien fallu. Se lever, manger, travailler, parler. Tout me semblait si difficile, je ne sentais que le poids du vide. Qu’aujourd’hui, j’ai décidé d’écrire.



5° jour

Le soleil et la chaleur sont revenus. Ils m’incommodent. Il y a trop de lumière pour me cacher, et je n’ai pas envie que l’on me voit, non, et pas plus envie de voir. Je voudrais vivre dans le noir.


7° jour

Une semaine demain. Triste anniversaire. J’ai parfois la sensation qu’il ne sera pas le premier. Puis je la chasse, j’ai assez de nuages dans la tête.

Je n’arrive pas à pleurer. J’ai de l’écume aux coins des yeux mais pas de vague. Le vide me ronge de l’intérieur, il aspire jusqu’à mes larmes et bientôt il m’aura effacée.

Sans toi, je ne me sens pas exister.


8° jour

Le ciel était à l’orage. Une chaleur étouffante s’est emparé de la ville, plus personne ne respire. Les nuages sont arrivés en fin de journée. Noirs et nombreux. L’apocalypse n’était pas loin, je me sentais bien, enfin, pas trop mal.

Est-ce le temps qu’il fait ou le temps qui passe, ce soir, quand je suis rentrée, j’ai enfin pu pleurer. Des sanglots incroyables, un fleuve de larmes dont tu es la source, tout l’amour que je ne te fais pas se liquéfie et viens inonder mon lit. Je serre dans mes bras ce tee-shirt sur lequel ton odeur a presque disparue.


9° jour

Plus légère en quittant les draps. Plus légère sous la douche. La caresse de l’eau était plaisir de nouveau, ce matin. Mais l’odeur du café reste un problème, je me souviens trop bien combien tu l’aimais.

Sans toi, je déserte le canapé, je ne mets plus mes pieds sur la table, je n’accompagne pas mon petit-déjeuner d’une musique agréable. Sans toi, je bois mon café les fesses posées sur le bord de la fenêtre, parfois le buste penché au-dessus du vide, les bruits de la rue pour seuls compagnons. Là, je fume une, deux cigarettes, j’entends ta voix me dire que je fume trop, j’écrase mon mégot.


10° jour

La vie est une fête foraine. Certaines nuits de chance, on s’endort serrant dans ses bras un ours en peluche gagné à le grande loterie. D’autres fois, on se couche avec la nausée, fatigué par les descentes et les montées des montagnes russes.


12° jour

Fatiguée. Je suis fatiguée. Epuisée. Exténuée. Vidée. Malheureuse comme les pierres et paumée, complètement paumée. Pourquoi dit-on “malheureux comme les pierres”, au fait ? Si le mal ne cesse, je risque de devenir comme elles : grise et sèche. Dure.

J’ai perdu mes repères. Je ne sais plus si je dois rire ou pleurer, me battre ou abdiquer, y croire ou bien désespérer. Je ne sais plus si je t’aime ou te hais. Je ne sais plus si tu m’as vraiment aimée. Je ne sais plus qui je suis, ni qui tu es. Je ne sais plus où je vis, ni ma rue ni mon quartier, je ne reconnais plus les visages familiers. Mais j’entends ta voix dans le vent du soir, la plus douce voix qui soit. Je t’écoute et ne dors pas.


13° jour

Quatre nuits sans sommeil. J’ai deux trous à la place des yeux. Des trous noirs, vides, je fais peur si tu savais. On m’a dit de me reprendre, on a sûrement raison mais comment fait-on ? Je ne sais t’oublier, je ne sais renoncer à toi.

Je me demande parfois… Et puis j’arrête. Me demander me fait mal, c’est comme un jus de citron sur une plaie, ça brûle.


14° jour

Toujours sur mes montagnes, russes bien sûr.

En haut, j’écris. Beaucoup. Les histoires fourmillent dans ma tête, des images, personnages, je les enfile comme on enfile des perles, j’ai des pages et des pages de colliers, si tu savais… En haut encore, j’écoute Erik Watson au beau milieu de la nuit, je me tapis dans ses ombres pour m’emplir de sa lumière, je pense à toi qui l’aimais tant, je ne l’écoute plus : je l’entends. En haut toujours, je me repasse le film de nos moments, ces clichés que le temps n’a pas encore jaunis mais il fera bientôt son travail, je le sais, c’est d’ailleurs la seule chose que je sache.

En bas… Je pense à toi. Toi si loin et si proche à la fois. Toi sur tes chemins boueux et tortueux, la météo m’a dit hier qu’il pleuvait sur ta région. Toi au milieu des champs de blés tout juste moissonnés. Toi pieds nus dans l’herbe…penses tu à moi ? Toi avec elle, elle qui ne t’aime pas comme moi, elle qui ne te connaît pas comme moi, elle qui ne te comprend pas comme moi. Toi avec elle dans votre belle maison, et vos années que je vous envie à en crever. Toi avec elle, toi avec elle, toi avec elle.

Mon lit est désert et froid.


16° jour

J’ai rencontré un homme. Il est jeune et beau, ses yeux sont verts et sa peau mate. Il m’a dit que mon sourire venait de l’intérieur, puis il a pris ma main pour y écrire au stylo : tout va bien, mais personne ne s’en doute. Il m’a offert du vin et nous avons parlé la moitié de la nuit. L’autre moitié, nous aurions dû nous aimer. C’eût été logique, c’eût été beau de nous aimer, d’abord avec nos mots puis avec nos peaux.

Il m’a raccompagnée jusque chez moi. Devant la porte, il a passé sa main dans mes cheveux. Il a lentement approché son visage du mien. Il était beau. Mais quand ses lèvres ont frôlé les miennes, quand j’ai senti son souffle épouser le mien, j’ai reculé, ouvert la porte, grimpé les escaliers deux à deux et me suis ecroulée, le dos contre la porte fermée. Je ne pouvais pas. Pas un autre que toi. Et je sais que c’est stupide, je sais ce que tu vas dire, je dois vivre ma vie, d’autres existent, d’autres doivent exister, mais…

Mais aucun n’est Toi.

Il était jeune et beau, ses yeux étaient verts et sa peau mate, mais il n’était pas Toi. C’était peut-être son seul défaut.


17° jour

Je T’aime


18° jour

Je pense. Je panse.

Je pense beaucoup, j’analyse, j’examine, je réfléchis, je revois, je repasse, je ressasse et je me demande, j’essaie, je bute, je me plante alors je pense encore, je panse, je pense beaucoup, j’analyse, j’examine, je réfléchis, je revois, je repasse, je ressasse et je me demande, j’essaie, je bute, je me plante alors je pense encore, je panse, je pense beaucoup, j’analyse, j’examine, je réfléchis, je revois, je repasse, je ressasse et je me demande, j’essaie, je bute, je me plante alors je pense encore, je panse, je pense, je panse, je pense, je panse, je pense…

Ma pensée n’est que de toi, que pour toi. Elle est un fleuve qui une heure me porte, une heure me noie.

Une seule lumière subsiste, minuscule, fragile : je saurai faire du beau de tout cela.


 

 

Il est cinq heures passées, il fait chaud, je fonds lentement mais sûrement sur mon canapé. J’ai fermé les volets. La lumière ainsi filtrée fait des dessins sur le plancher. J’y perds mon regard, et quelques unes de mes pensées. Pour toi.

 


La ville semble s’être endormie. Dehors, pas un bruit, pas un pas, ni un souffle d’air. C’est si calme que l’on pourrait se croire seul. Peut-être l’est-on… J’ai coupé la musique pour n’écouter que le silence de l’été. Les rayons de soleil qui se cognent sur les volets. La pierre qui brûle. Encore quelques heures, et le soleil s’en ira, et la vie reprendra. A l’andalouse, les corps dorment le jour et ne se montrent qu’à la nuit tombée.


Les nuits sont chaudes aussi, tu sais. Torrides.

Je sors souvent marcher, respirer l’air absent, sentir la chaleur des pavés sous mes talons. Je regarde et j’écoute les gens parler et rire, et boire parce qu’il fait si chaud, parfois je bois avec eux, je ris aussi, pour faire comme eux, pour faire comme si, comme si tu étais là à parler et rire et boire aussi. Ivre de leur joie et de leur vin rosé, je rentre chez moi presque apaisée. Le presque c’est toi, bien sûr. Je prends une douche et me couche trempée, ainsi ce ne sont pas mes larmes mais mon corps tout entier qui inonde les draps. Je ne pleure pas, plus maintenant. Je pense, seulement. Je panse mais la douleur persiste, comme ton odeur, comme ton absence, comme des images encore en couleur qui passent et repassent derrière mes paupières closes. Toutes les nuits, c’est toi que je vois, toi qui me guides à travers le sommeil dans quelques rêves fantastiques où tout est tellement plus facile.


Hier, j’ai parlé au vendeur de musique. Nous avons écouté Vinicius de Moraes en buvant du rhum. Il a promis d’accorder ma guitare, je vais enfin pouvoir apprendre. J’espère le convaincre de m’enseigner quelques méthodes, j’y travaille d’ailleurs assidûment : hier, je lui ai descendu du café et des petits gâteaux sablés que j’avais fait. Il était content.


Et demain soir, j’irai de nouveau écrire sur les murs, armée de ma boîte de craies et de mon petit carnet. J’ai écrit trois lignes pour raconter la plage, ce matin. Et trois autres pour le manque de toi, mais ceux-là je les garde pour moi. J’en ai d’autres, tu sais. Tant d’autres…


Ma voisine du dessus sous-loue son appartement pendant l’été. Un homme d’une cinquantaine d’années vient donc de s’installer, je le croise tous les matins dans l’escalier, quand je pars travailler il sort acheter son pain, et ses cigarettes. Il me sourit mais ne me parle pas, jamais. Il écoute Coltrane tard le soir, je m’assois sur le bord de la fenêtre pour l’écouter avec lui, en secret. J’ai parfois l’impression que notre désespoir porte le même nom… Et je me demande ce qu’il dirait de l’amour. Moi, je ne sais plus vraiment.


Je ne sais plus qu’en dire, alors je lis. Baricco, De Luca, Garcia Marquez et Neruda, je me nourris de leurs mots au sang chaud, j’apaise mon âme en adhérant à leurs amours déçues, en me disant que c’est ainsi, une histoire n’est belle que parce qu’elle finit, et je t’aime autant parce que je t’ai perdu. Même si je sais que c’est faux. Et que dans mille nuits de cela, je rêverai encore de toi.



La lumière s’affaiblit, le soleil décroit, je crois. Je vais ouvrir les volets et m’asseoir sur le bord de la fenêtre, fumer une cigarette. En regardant parfois le ciel, parfois la terre, me demandant lequel des deux te rammènera.

 


Il meurt lentement
celui qui ne voyage pas,
celui qui ne lit pas,
celui qui n’écoute pas de musique,
celui qui ne sait pas trouver
grâce à ses yeux.


Il meurt lentement
celui qui détruit son amour-propre,
celui qui ne se laisse jamais aider.


Il meurt lentement
celui qui devient esclave de l’habitude
refaisant tous les jours les mêmes chemins,
celui qui ne change jamais de repère,
Ne se risque jamais à changer la couleur
de ses vêtements
Ou qui ne parle jamais à un inconnu.


Il meurt lentement
celui qui évite la passion
et son tourbillon d’émotions
celles qui redonnent la lumière dans les yeux
et réparent les coeurs blessés


Il meurt lentement
celui qui ne change pas de cap
lorsqu’il est malheureux
au travail ou en amour,
celui qui ne prend pas de risques
pour réaliser ses rêves,
celui qui, pas une seule fois dans sa vie,
n’a fui les conseils sensés.

Vis maintenant !
Risque-toi aujourd’hui !
Agis tout de suite !
Ne te laisse pas mourir lentement !
Ne te prive pas d’être heureux !

(Pablo Neruda)

 

 

 

 

 

 

 

Je ne t’ai jamais raconté l’histoire de cette pianiste, si jeune, si fragile, qui jouait face à la lune les soirs de grand vent. Elle jouait pour ne pas dormir, elle jouait pour ne pas mourir, et ses longs doigts clairs caressaient blanches et noires pour que le jour se couche toujours et ne se lève jamais. Elle avait de longs cheveux derrière lesquels elle cachait son visage imparfait, ses yeux ne regardaient qu’au loin, c’est là qu’elle vivait. Sur ces terres brûlées mais fertiles, dans ce monde un peu parallèle si proche du nôtre et pourtant si différent. Ce monde que tu connais, dont tu arpentes les allées la nuit venue, toi aussi, pour mieux te cacher.


Elle n’était née nulle part et nulle part c’est là qu’elle allait. Quand on la cherchait, c’est là qu’on la trouvait : nulle part. Nulle part était son royaume, son abri, son home sweet home.


Elle ne traversait pas la forêt mais la plage, ses pieds nus dans le sable, quelque soit la saison. Sa voix se mêlait à la mer et ses cheveux au vent, elle récitait de muettes prières, pensait à tête haute, elle se découvrait, pas à pas, pour finir nue et sanglotante, en boule et en pleurs dans le sable. Ensuite seulement, elle pouvait se rhabiller, revêtir sa parure, son regard lointain et son sourire de circonstances, et s’en retourner affronter le monde auquel elle serait toujours, elle le savait, étrangère.


Elle composait des mélodies, tendres et tristes, douces comme un aveu, qu’elle accompagnait parfois de sa voix grave mais claire. Elle mettait son coeur sur son instrument, le regardait longuement, battre fort, ou moins, battre sans raison, juste pour ne pas cesser. Elle se disait, elle espérait, qu’un jour, quelqu’un, peut-être, entendrait ses notes à l’oreille d’un coquillage et rejoindrait ses rivages, porté par les flots. Sur un radeau de fortune, un peu bancal, qui prendrait l’eau. Et il verrait dans ses yeux l’océan, sur ses joues des pivoines, dans ses cheveux l’ombre des champs de blés et au coin de ses yeux deux petites vagues échouées. Des papillons naîtraient alors dans son ventre et s’envoleraient d’entre ses lèvres lorsqu’enfin, elle l’embrasserait.

Elle rêvait, la pianiste, au conditionnel bien sûr et sans espoir autre que celui des fous.


Un matin de septembre, alors que les feuilles étaient mortes et les ciels gris et bas, elle jeta son piano par la fenêtre et promis de ne plus jamais en jouer. Trop de désespoir tue non pas le désespoir mais le piano, sa musique, sa beauté, ses rêves secrets.

Et le coeur qu’elle posait devant elle pour battre les touches à son rythme est resté dans sa poitrine, enfermé, prisonnier. Il ne bat plus qu’en sourdine.


Tu veux connaître la fin de mon histoire ?

Je te la raconterai un soir, dans la pénombre d’une chambre fraiche, le bruit du vent dehors et ma main dans tes cheveux. Mes lèvres sur ton front. Nous l’inventerons ensemble, si tu veux.

 

 

 

Moi, je n’ai pas eu le temps de me demander qui j’étais, pourquoi, comment, combien de temps, et tout ce merdier là. Je n’ai pas eu le luxe de me poser les questions de ma condition. J’avais une vie, il me fallait la vivre, l’assumer, et celle de ma famille aussi. Pas le temps de me masturber le cerveau, pas le temps de me manucurer l’âme. Pas le temps de philosopher. Et finalement, c’est pas plus mal.

 

Il me disait ça, mon père, en regardant ses chaussettes, il avait laissé ses chaussons à l’entrée de ma chambre parce qu’à l’époque j’avais de la moquette. Maintenant, du parquet. Bref.

 

J’étais rentrée en fin d’après-midi, je me souviens, et il m’avait dit on discute ? J’étais surprise, et même plus que ça : je croyais rêver. J’étais un peu anxieuse aussi parce que mon père et moi nous ne parlions jamais. La pluie, le beau temps, le courrier et le chien, pas plus. Alors quand il m’a dit on discute ? je me suis demandée de quoi, et puis pourquoi. Avais-je fait une connerie ? Allais-je avoir droit au sermon paternel ?

Rien de tout cela. Il avait entendu que je me posais des questions sur la vie, et il voulait m’aider à y répondre. Sympa.

Sauf que des réponses, pour lui ben y’en avait pas. Et pas de question non plus. Pas le temps, pas le luxe, comme il disait.

 

Tu sais, la vie, faut la vivre, pas plus. Heureux, pas heureux, on ne peut pas s’encombrer de ce genre de préoccupations. Si ça va, tant mieux, si ça va pas et bien tu patientes, ça ira mieux demain. A courir après le bonheur on s’épuise et on s’essouffle, voilà tout. A trop se poser de question, on ne fait plus rien. Avance, agis, le temps ne t’attend pas pour passer, tu sais.

 

Il me parlait sans trop me regarder, mon père. Moi je l’écoutais comme on écoute un professeur, sans rien perdre ni tout comprendre. J’essayais de l’entendre mais c’était difficile, nous n’avions pas le même langage. Alors je notais ses mots sur la surface de ma mémoire pour les relire un peu plus tard aidée d’un dico, comprendre ma mère. Elle était notre interprète.

 

Le problème de votre génération, c’est qu’il vous faut toujours tout comprendre. Pourquoi on est là ? A quoi ça sert ? Quel est le sens de ? Le seul qu’il y ait, c’est celui de la rotation de la Terre, point. Le sens de la vie, c’est de la naissance à la mort, point. On perd du temps à essayer de comprendre quelque chose qui n’a pas à l’être. On vit et puis on meurt, point. Et entre temps, ben on fait ce qu’on peut, et c’est déjà pas mal si tu veux mon avis.

 

Il était pragmatique, mon père. Il te dressait un schéma de la situation en deux coups de crayons, te faisais la liste, courte toujours, des solutions, et en moins de cinq minutes le problème était résolu. S’il ne l’était pas, c’est que tu ne faisais pas d’effort. Pragmatique, et efficace. L’efficacité était d’ailleurs son maître mot. Ainsi, notre conversation allait m’être utile et tous mes soucis existentiels s’en trouveraient solutionnés. Sinon, c’est que je ne faisais pas d’effort, donc.

 

Tiens, regarde Shakespeare ( ???) : être ou ne pas être. Tu sais comment il a fini Hamlet ? (ben merde alors ! Mon père connaissait vraiment Shakespeare ???) Il est devenu fou. Bref.

Voilà ce que je te propose. Ça fait maintenant un an, plus ou moins, que tu glandes rien. Euh, je veux dire que tu te poses des questions (que je sodomise des mouches, oui, j’ai compris l’idée) et tu ne te sens pas mieux. Alors essaie l’inverse : ne te pose aucune question, à part à quelle heure dois-je prendre mon bus pour arriver à l’heure au boulot, et avance. Bosse tes cours, trouve un job, fais des choix, il est toujours temps de les défaire tu sais. Mets-toi en action plutôt qu’en interrogation et vois ce que ça donne. Si tu ne t’en sens pas mieux, tu pourras revenir à ta masturbation mentale, enfin, à ta philosophie quoi. Ok ?

 

Ok, P’pa. Ok, je vais essayer.

Je lui devais bien ça, à mon père. Lui qui avait pris de son précieux temps et de ses précieux mots pour me les offrir, je pouvais bien lui faire ce plaisir. Et puis, je n’avais pas grand chose à perdre.

 

J’ai fait comme il disait, mon père. J’ai avancé sans me poser de question, et j’ai compris qu’il avait raison. Ou pas tord. Pas complètement.

 

J’ai arrêté mes études et j’ai trouvé un boulot. J’ai quitté l’homme qui ne me rendait ni heureuse ni malheureuse, j’ai aussi quitté mes amis et je m’en suis fait d’autres. J’ai pris un appartement, un chat, une boulangère et un marchand de tabac. Tout ça sans me poser l’ombre d’une question.

J’ai avancé par nécessité. Je ne sais pas si j’ai fait le bon choix, je ne le saurai probablement jamais, ou alors trop tard, mais ce n’est pas grave, ce n’est plus grave, c’est juste une façon de vivre. Par nécessité.

 

A quelques mètres de chez moi, sur la gauche, une impasse. La terrasse d’un restaurant s’y installe l’été, l’automne et le printemps. On y boit du bon vin de la région et on y mange de grosses assiettes de fromages et charcuteries. J’aime cet endroit.

Au dessus du restaurant, des fenêtres.

Derrière l’une d’elle vit une femme aux cheveux courts. Je la vois le matin, très tôt, préparer du café ou débarrasser la table de son petit-déjeuner. Je crois qu’elle vit avec un homme, parce que je l’ai vu parler plusieurs fois.

Au dessus, une autre fenêtre, plus petite. Toute la semaine dernière, je n’y ai vu qu’une couette, posée sur la rembarde. A sécher, ou à ranger. Hier, la couette était remplacée par un jeune homme aux cheveux blonds et en bataille. Il était adossé à la fenêtre ouverte et je devinais entre ses mains une guitare. Alors j’ai claqué des doigts pour faire taire la rue et je l’ai entendu. Il jouait un vieil air que je connais bien, j’ai chanté tout bas pour l’accompagner. Knock, knock, knockin’ on heaven’s door…

Plusieurs minutes sont ainsi passées. Dans la rue, les troupes du festival défilaient et au dessus, entre le ciel et la terre, comme suspendus entre deux mondes parallèles, il jouait et je chantais.

Puis il s’est arrêté, a posé sa guitare et s’est penché. Il s’est ensuite retourné et face à la fenêtre il a allumé une cigarette. Là, il m’a vue. Et il a disparu.

Je suis restée un moment à regarder vers lui en souriant mais il n’est pas revenu.


Je l’ai revu ce matin. Il fumait de nouveau, penché à la fenêtre. Je n’ai pas osé me montrer, je l’ai regardé se pencher de plus en plus dangereusement jusqu’à ce que son téléphone sonne, je suppose, il a disparu une nouvelle fois.


Avant que le restaurant n’installe sa terrasse, je suis descendue. Exactement sous la fenêtre de mon musicien, j’ai écrit sur l’asphalte à la craie : la terre est basse, tu sais.

 


Le premier c’était mon père. Mais je n’ai pas envie d’en parler. De toutes façons, il n’y a rien à en dire, je ne le connais pas. Je sais qu’il s’appelle Luc Dumont, qu’il vit à Paris et travaille dans l’informatique. Enfin, aux dernières nouvelles, il y deux ans. Il ne m’a pas élevée, il ne m’a pas aimée mais je ne lui en veux pas, à sa place je ne me serais pas aimée non plus.


Le second s’appelait Jean-Pierre, c’était notre voisin lorsque maman et moi vivions à la campagne. Il avait une ferme avec des poules et des lapins, et une très gentille femme en fauteuil roulant. Maman me déposait chez eux le mercredi après-midi, parce qu’elle travaillait. Je donnais à manger aux animaux, j’aimais beaucoup ça, surtout les lapins, ils étaient doux et si mignons. Mais je n’aimais pas beaucoup Jean-Pierre. Il était gentil mais souvent il m’obligeait à le suivre dans la grange, et à… faire des choses que l’on ne fait pas faire à une petite fille de 10 ans.

A 12, j’ai tout raconté à maman. Nous avons déménagé.


Le troisième avait 18 ans et moi 14, il devait m’emmener voir un film mais du cinéma je n’ai vu que le parking.


Le quatrième, le Docteur Bertrand, m’a aidée à avorter quelques semaines après.


Le cinquième, encore un Docteur, Henri Laval, mon psy. Mes thérapeutes suivants furent des femmes.


Le sixième… Je l’aimais, le sixième. Il s’appelait Sébastien, il était beau et très drôle, mais aussi très malheureux. Il buvait un peu trop parfois, ça le rendait violent. La première fois qu’il a levé la main sur moi, je n’ai pas vraiment compris. Et puis il s’est mis à pleurer tellement fort, il semblait tant regretter son geste… Notre histoire de coups, euh, de coeur, a duré deux ans.


Le septième m’a juste brisé le coeur. J’aurais préféré le nez.


Le huitième s’appelait Clément, mais il ne l’était pas vraiment. Il m’a appris des trucs déments, au lit je veux dire, puis il a voulu que je m’entraîne avec ses amis alors je me suis sauvée.


Le neuvième, c’était mon boss, quand je travaillais comme caissière au supermarché. Il m’a promis une promotion si je le suçais, il n’était pas moche alors j’ai accepté. Je n’ai pas eu de promotion, mais j’ai été virée. Mes amis m’ont dit que je n’aurais pas dû le laisser s’en tirer. Peut-être, mais je l’avais sucé, il ne m’avait pas forcée. Bref. C’est fait, c’est fait. Et des douze, c’est sans doute à lui que j’en veux le moins.


Le dixième c’est mon petit frère qui s’est foutu en l’air dans un accident de voiture, il venait de fêter ses 18 ans.


Le onzième m’a refilée une hépatite. Il me trompait sans prendre ses précautions, le con, et moi je lui faisais confiance, la conne. Mais maintenant ça va, c’est soigné, ne vous inquiétez pas.


Le douzième… Il était marié. Et d’autres choses encore. Il était surtout mon grand amour, le seul dont je n’ai jamais pu guérir. Aujourd’hui encore, je l’aime autant que je lui en veux.


L’homme est une sale race.

Et si Dieu est un homme, qu’il aille aux Diable et qu’il emporte ses apôtres.

 

 

Ses lèvres sont douces et sa peau est soyeuse, claire comme la lumière du matin. Il l’a aimée pendant des heures, et maintenant il pense à elle, sur le chemin du retour. L’idée qu’il lui faudra attendre le mardi suivant pour la serrer de nouveau dans ses bras le blesse, mais alors le souvenir de son visage lui revient, il sait qu’il attendra, une éternité s’il le faut.


Le matin suivant, il a rendez-vous avec la femme du téléphone. Il l’attend au café, comme d’habitude. Il est assis à une table face à la fenêtre, dos au comptoir. C’est de là que vient la voix. Comme la mer, exactement. Elle demande un café, et l’heure aussi. Puis elle téléphone, laisse un message sur un répondeur : C’est moi, je suis bien arrivée, y’avait un monde fou sur la route mais ça va. Je te rappelle après mon rendez-vous, j’espère que tu répondras. Je t’embrasse.


Elle a les cheveux bruns et légèrement bouclés. Elle porte un jean et des chaussures à hauts talons, une veste rouge au col montant. Elle est debout, au bar.

Monsieur Martin regarde sa montre, il a encore dix bonnes minutes d’avance. Il hésite. Elle s’en va.

Par la fenêtre, il la regarde s’éloigner. Il n’a toujours pas vu son visage, mais il est sûr qu’il pourrait reconnaître son dos entre mille.




La cloche du collège retentit. Monsieur Martin rejoint sa voiture et s’en va au café. Il n’a pas rendez-vous, mais il aimerait : depuis ce jour, il ne cesse de penser à l’inconnue du comptoir. Celle à la voix de mer.


Il entre et elle est là. Debout, au bar, comme la dernière fois. Il a reconnu son dos, il étais sûr qu’il le pourrait. Cette fois, il n’hésite pas : il s’approche, se place tout près d’elle et commande un café. Elle le regarde, enfin il découvre son visage. Immédiatement, il l’aime. Il lui sourit, elle lui répond alors il lui dit bonjour. Elle lui répond encore, alors il se propose de lui offrir un autre café. Elle le remercie poliment mais dit qu’elle est pressée. Elle lui sourit de nouveau avant de quitter le café.

Il la laisse s’en aller, sûr de la revoir bientôt puisque c’est Elle.


Il règle sa consommation et s’en va retrouver Valentine.




Pendant six semaines, Monsieur Martin écrit tous les soirs. Des pages et des pages, des lettres, des poèmes, qui restent sans destinataire. Bientôt, se dit-il pour se rassurer, et continuer à rêver. Parce qu’il sent que c’est Elle, l’inconnue du bar, son inconnue pressée, à la veste rouge et au téléphone portable. Il pense à Elle quand il fait l’amour à Valentine, il pense à Elle quand il écrit l’amour à Camille, il pense à Elle quand il simule l’amour à Eva. Il pense à Elle souvent, presque tout le temps, et il aime ça.

Il retourne au café deux fois par semaines, il L’attend, il L’espère, et il sait qu’un jour Elle sera là.

Et un jour, Elle est là.


L’été s’est installé, la dernière cloche a sonné, Monsieur Martin est en vacances et il va au café. Il s’installe au comptoir, comme toujours depuis, et attend. Comme s’ils avaient rendez-vous, elle arrive, avec les dix minutes de retard qu’il qualifie d’élégance féminine. Ces dix délicieuses minutes durant lesquelles l’impatience gronde car elle se sait bientôt terminée et le coeur bat si fort que l’on se sent pleinement vivant.

Sa présence entre et sa voix commande un café. Il prend un instant avant de se tourner vers Elle. Elle semble le reconnaître, et lui sourit. Cette fois, Elle accepte le café qu’il lui offre, Elle accepte même de s’asseoir à une table, face à lui. Et leurs premiers mots sont tout sauf banals. Sa voix lui raconte les plus belles histoires qui soient, il l’écoute, il la boit, il l’aime du regard, et puis il parle comme s’il parlait pour la première fois. Il lui dit ces choses que l’on ne dit pas lorsqu’on rencontre quelqu’un, parce qu’elle n’est pas quelqu’un, elle est Elle.


Quand elle se lève pour partir, il tient son numéro de téléphone dans sa main. Une petite feuille de papier arrachée d’un carnet, son écriture, son nom : elle s’apelle Chloé. Et elle vient au café tous les jours, après 17h, elle travaille tout à côté.


Avant de passer la porte, elle se retourne et lui dit : à demain !

 

Elle joue du violoncelle à merveille. Ses longs cheveux blonds entourent son visage si doux, et ses mains virtuoses lui semblent des colombres, signes de paix, si bien qu’il se met à pleurer.

A la fin du concert, il la cherche. Et la trouve près des loges, dont elle vient de sortir. A sa droite un homme, grand, jeune et élégant. Monsieur Martin hésite un moment, puis se lance : il marche droit vers elle, la tête haute et le sourire aux lèvres. Quand elle le voit, elle lui sourit aussi : son coeur est prêt à exploser.


Les quelques mots qu’ils échangent sont un peu banals, mais encourageants. Elle lui laisse une adresse e-mail. Il promet de lui écrire.


En rentrant, il se jette sur son ordinateur et rédige la plus belle lettre d’amour qui soit. Il décide d’attendre quelques jours pour l’envoyer, il ne veut pas l’effrayer.


Six jours plus tard, Monsieur Martin décide que c’est bien. Il ira chercher le pain et les enfants à la gare, et après le déjeuner familial il s’éclipsera dans sa chambre et enverra sa bouteille à la mer.


Il est en avance à la gare. Vingt minutes. Il traîne un peu sur le quai, il aime regarder les gens, surtout les voyageurs, ils ont toujours quelque chose d’intéressant. Par exemple, la femme blonde qui semble lire son billet comme s’il était la bible, elle tire une valise deux fois plus grosse qu’elle. Et l’homme à la veste noire, près d’elle, fait les cents pas de façon extrèmement minutieuse : cinq à droite, six à gauche, cinq à droite, six à gauche… S’il continue ainsi, il finira par heurter le couple enlacé assis sur le banc.


  • Excusez-moi ?

Une voix douce et fragile, derrière lui, le sort de ses rêveries.

Elle lui demande si le train qui part de ce quai est bien celui en direction de Paris. Il lui répond que non, et l’aide à trouver le bon. Elle est jeune, elle est jolie, elle s’appelle Valentine et vient visiter sa tante tous les mardi.


Quand Monsieur Martin rentre chez lui, après avoir déjeuné avec sa femme et ses enfants, il s’éclipse dans sa chambre et relit le mail qu’il avait écrit. Satisfait, il remplace le Camille, par un Valentine et clique sur envoi.