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Monthly Archives: septembre 2008

 

Quand j’en eus terminé avec le placard de l’entrée, il était l’heure de déjeuner. Personne n’avait vraiment faim, il s’agissait plus de nous régénérer au contact les uns des autres que de nous alimenter réellement. Je ne pris qu’un café, avec un carré de chocolat. Ma mère, pour une fois, n’insista pas pour que je mange, elle comprenait.

Dehors, la pluie avait repris. Je fumai donc sous le porche, bercée par le bruit des gouttes s’écrasant sur la tôle. Et je pensai soudain à cette baignoire en plastique orange qu’il mettait dans le jardin, l’été. Une piscine miniature pour mes cousines et moi. Je me mis en tête de la retrouver, de la garder avec les livres et le petit carnet, je demanderais à ma mère où donc cette baignoire pouvait se trouver. Et le vieux gilet gris, troué à la manche, qu’il me prêtait quand j’avais froid, le soir, devant la télé. Enfant, il m’arrivait au dessus des genoux et me faisait une robe. Plus tard, j’aimais le porter car il avait son odeur, un parfum que lui avait offert ma mère.



De toute la maison, le garage était sans nul doute la pièce la plus difficile à débarrasser. Il débordait littéralement. Des outils de partout, des étagères sur les quatre murs, même au dessus de la porte. De petites boîtes pleine de clous, vis et autres écrous. Certains minuscules objet dont j’ignorais jusqu’à l’existence et qui, j’en était persuadée, ne pouvaient se trouver qu’ici, dans le garage de mon grand-père. Il était un formidable bricoleur. Non, un formidable constructeur. Il savait tout faire, tout réparer. Il était grand et très musclé, sauf à la fin, bien sûr. Ses mains étaient toujours abîmées, coupures, brûlures, et il lui manquait une phalange à l’index gauche, souvenir de la guerre d’Indochine. La guerre… Il me l’avait tant racontée, mieux qu’un grand professeur ne l’aurait fait. Il était un livre vivant, et j’aimais lui demander de me lire ses pages, le soir, au coin du feu. Il aimait me les raconter, ses histoires, il aimait partager, il était d’une telle générosité…

Je quittai vite le garage, me sentant sur le point de craquer. Il ne fallait pas, pas maintenant. Plus tard, dans la solitude de mon lit, mais pas maintenant.

Je montai à l’étage rejoindre ma mère.


Elle était dans la chambre de mon grand-père. Assise sur le lit, silencieuse. Dans les mains, elle tenait sa médaille du travail.

– Il en était fier, tu sais…

Je savais.

Sous une pile de pulls, je trouvai son livret d’appel à la guerre. Dessus, il y avait la date, et sa signature. Quelques de ses missions, aussi. Je le glissai dans ma poche. Il y avait aussi une photo de ses neufs petites filles, probablement la seule que nous avions faite, elle datait d’une dizaine d’année. Une autre de lui et ma grand-mère, ils devaient avoir tout juste vingt ans, ils étaient beaux… Lui était si grand, et elle si menue. Elle avait les cheveux noirs, je l’ignorais, je lui avais toujours connu ces fines boucles blanches sur la tête. Sur la photo, il la tenait entre ses bras musclés.



Il était bientôt dix-huit heures lorsque l’étage fût vidé. Les hommes, par un intriguant miracle, étaient finalement venus à bout du garage. Ma mère et ma tante avaient fait du thé, dans la cuisine, une tasse chacun avant de partir.

– Tu viens ?

– Je descends !

Dans les escaliers, je croisai ma soeur. Assise sur une marche, les genoux repliés contre sa poitrine. Dans ses mains, une petite carte de carton rose, déssinée de papillons.

– C’est moi, la carte… C’était un cadeau pour son anniversaire. J’avais 5 ou 6 ans, je crois.

– Au coup de crayon, je dirais ça, oui.

– J’arrive pas à croire qu’il l’ait gardée.

– Il gardait tout.

– C’est vrai.

– Je tiens de lui, je crois : regarde.

Et je sortis de mon sac le carnet, les livres, les photos et les souvenirs divers.

– En effet… Moi, je n’ai pas osé. C’est difficile.

– Je dois être fétichiste. Ou juste masochiste.

– Non, malheureuse. On fait tout un tas de trucs débiles quand on est malheureux.

– T’as p’t’être raison. J’ai envie d’une clope

– Moi aussi. On va sur le balcon ?

Ainsi, nous fîmes une halte sur le balcon avant de rejoindre le reste de la famille, en bas, à la cuisine.

– C’est quoi, ta dernière image de lui ?

– Toi, dis moi ?

– C’est un secret ?

– Non, mais dis-moi d’abord.

– S’tu veux. Moi… c’est horrible. Je le revois le dernier jour, sur son lit d’hôpital. Il était maigre et pâle, ses yeux étaient presque transparents. Et ses mains tremblaient.

– …

– Voilà comment je me souviens de lui, c’est nul, hein ? C’est nul parce qu’il était tellement plus, tellement plus… Je regrette presque d’y être allée, je jour là, tu as de la chance de ne pas l’avoir vu, tu sais ?

– De la chance, je sais pas… Je ne l’aurais pas vu une dernière fois…

– Pour moi non plus c’était pas la dernière, tu sais. Enfin, je savais pas que c’était la dernière. Sinon…

– Ouais…

– … Et toi, alors : ton souvenir ?

– Moi… Tu te souviens, quand on était petite et qu’il se mettait à quatre pattes pour qu’on grimpe sur son dos ?

– Bien sûr !

– Tu te souviens de la façon dont il posait ses mains par terre ?

– Il ne posait pas ses mains, il posait ses poings !

– Voilà… Je revois ses poings fermés posés sur le carrelage du salon, son dos haut et droit, et toi et moi dessus.

– C’est un beau souvenir…

– Un beau souvenir, oui…

– Garde le.

Elle me pris alors par le bras et nous descendîmes à la cuisine.


Une tasse de thé, quelques plans pour les jours à venir, des coups de fil, des rendez-vous. Et des étreintes, des baisers, par trois, sur les joues.

Ma mère, ma soeur et moi partîmes les dernières. Je n’avais pas retrouvé la baignoire orange. Ni le gilet troué à la manque. Je supposai que le temps avait eu raison d’eux, comme de tant d’autres…


Ma mère me fit promettre de lui téléphoner dès que je serais arrivée. Et d’être, prudente sur la route, bien sûr, avec cette pluie…

Son téléphone portable sonna, c’était mon père. Il était bloqué à Paris, grève du service aérien, comme souvent. J’attendais qu’elle ait terminé sa conversation pour l’embrasser, et prendre le volant.

– Oui… Oui, et toi ? … Demain matin ? A neuf heures, ok, je viens te chercher. … Oui, bien sûr, appelle moi pour confirmer, avec eux on ne sait jamais. … Oui, ça va, enfin, comme ça peut. … Je te raconterai. … Il a plu toute la journée, mais… c’est fait.


Elle avait tort. Rien n’était fait. Ce ne serait jamais fait.

          

                    

                    

                   

                  

              





 Le ciel était gris et bas. Il avait plu toute la nuit.

Sur l’autoroute, la vitesse était limitée. C’était bien. J’étais en retard, mais je n’étais pas pressée. J’écoutais Aaron, leur musique s’accordait avec le temps, et la journée.

Lorsque je tournai à droite pour descendre la rue Chopin, mon coeur se serra. Il battait fort et j’avais chaud. Je stoppai devant le portail, derrière les trois voitures déjà garées. J’avais raison, j’étais en retard. La dernière, sûrement. Mais toujours pas pressée.

J’inspirai profondément avant de sortir du véhicule. La pluie s’abbatit sur moi et noya la larme que je n’avais pu retenir.


Ils étaient tous là. Certains devant la porte, sous le porche, fumaient. Les autres dans le salon, une tasse de café à la main. Des bonjour, salut, et des sourires tristes. Des baisers émus. Des yeux gonflés, humides.

Ma mère me demanda comment j’allais, si j’avais fait bonne route. Je lui répondis seulement que j’avais envie d’un café. Elle m’en servit une tasse et je sortis rejoindre les fumeurs.

– Tu as pu venir, finalement ?

– Ouais…

– Tu t’es arrangée à ton boulot ?

– Ouais…

– Une collègue te remplace ?

– Ouais…

– T’as pas envie de parler ?

– Non.

– Moi non plus…


La verveine était belle en cette fin d’été. La pluie faisait ressortir son parfum, il embaumait le jardin. Le cerisier semblait toujours malade, mon oncle me confirma qu’ils n’avaient rien pu y faire. Mais que l’abricotier se portait bien, il avait fait de beaux fruits cet été. Il me parla aussi du bois qui avait pris l’eau et qu’il faudrait faire sécher, si on voulait le récupérer. Je ne l’écoutais plus. J’étais perdue entre un vieux souvenir et le chant de la pluie dans les graviers de l’allée.

– Il va falloir y aller.

– Je sais.

– Je n’ai pas envie d’entrer, cette maison m’oppresse.

– Je sais. Moi aussi…


Ma mère et ma tante étaient à l’étage, dans la chambre bleue. Elles mettaient les draps et les serviettes dans de grandes valises.

– Ta soeur est dans le petit salon, elle range les livres.

– Je vais l’aider ?

– Si tu veux.

Je ne voulais pas. Mais j’y allai.


Des romans à l’eau de rose pour la plupart. Les livres de ma grand-mère. Quelques classiques aussi, reliquats des études de ma tante. Je décidai de garder vipère au poing, le procès, et l’étranger, de Camus. Ainsi qu’une presqu’intégrale de Vian.

– Viens voir.

Dans un tiroir du buffet, ma soeur venait de trouver les carnets de mon grand-père. Son écriture, petite, fine et hésitante, sur des pages et des pages. Des listes diverses, quelques schémas grossiers de ses travaux en courts, des idées, et les notes qu’il prenait devant le télé-achat. Des outils, il n’achetait que des outils.

Je voulus garder aussi un carnet. J’en choisis un petit, tout petit, seules ses trois premières pages étaient noircies. Je le glissai dans mon sac avant d’aider ma soeur à mettre tous les autres à la poubelle. Le geste nous coutait autant à l’une qu’à l’autre mais nous étions là pour ça : faire le tri, et débarasser. Il ne devait rien rester.


J’abandonnai ma soeur quelques minutes pour refaire du café. J’en profitai pour fumer une cigarette, la pluie avait cessé. L’herbe du jardin était haute, il faudrait bientôt la tondre. Et tailler les lauriers qui commençaient à envahir l’allée. Je fis ainsi le tour de la maison, sous prétexte d’inspecter les fleurs et les plantes. Derrière, le bois avait effectivement pris l’eau. Il y avait quatre tas de bûches plus hauts que moi. Des belles bûches bien taillées, de quoi passer l’hiver à n’en pas douter. Passer l’hiver… Passer l’hiver…

– Tu viens ? Le café est prêt.

– J’arrive…


Ma tante me donna la responsabilité du placard de l’entrée.

Deux manteaux, une veste plus légère, un imperméable noir. Des boîtes à chaussures, toutes vides. Et sur l’étagère, je trouvai une pile de sac en plastiques soigneusement pliés. Il y en avait des dizaines et des dizaines, de toutes les tailles, de toutes les couleurs. On aurait pu y emballer le monde entier. J’en avais tiré un et tous étaient tombés. Je m’étais assise par terre, au milieu, et je les regardais comme des photos, souvenirs d’un passé tragiquement révolu.

– Ton grand-père…

– Tu as vu le nombre ? Il étaient tous pliés, empilés là-haut.

– Je sais… me répondit ma mère. Et avec un sourire triste, elle répéta : je sais…


           

                     

                    

                        

               

       

Il y avait ce pianiste qui jouait si mal. Il massacrait allègrement quelques standards du jazz, comme my funny valentine, ou take five. Il avait commencé par on green dolphin street et j’avais grincé des dents. Son pied battait une mesure obscure, autre que celle qu’il jouait. Il fermait les yeux comme pour s’appliquer et je me disais que s’appliquer, il le fallait certainement pour être aussi mauvais. Il focalisait surtout mon attention et m’empêchait de t’écouter.

Derrière moi, il y avait cette femme à l’accent russe qui parlait très fort. Elle racontait à son amie l’infidélité de son mari et je ne ratai aucune des aventures de ce pauvre malheureux. Pardon, de ce coupable-méchant-mari-adultère. Elle devait pleurer parce qu’elle se moucha trois fois. Ou alors elle était enrhumée.

Face à moi, derrière toi mais un peu sur la gauche, il y avait ce type mal rasé qui essayait de draguer la blonde avec lui. Je ne la voyais pas mais la couleur de ses cheveux (artificielle) et le rose bonbon de son téléphone portable qui trônait sur la table, attestaient de son allure. Le type, que je qualifiai immédiatement de pauvre ce qui nous fait donc le pauvre type, s’acharnait à faire rire la blonde. Pour cela, il riait d’abord, espérant sans doute l’entraîner dans une avalanche de ha ha ha qui se transformerait, avec un peu de chance et beaucoup d’alcool, par une série de oui oui oui. Je détestais sa façon de rire, il ouvrait trop la bouche, le son m’attaquait de front et, en plus, je pouvais voir le fond de sa gorge. Sa langue était foncée par le vin qu’il buvait. Je pensai que la mienne devait l’être aussi. Le téléphone rose bonbon sonna alors, la blonde décrocha, et moi aussi.

J’essayai de revenir à toi, de t’écouter, non, t’entendre, t’entendre enfin. Nous étions là pour ça : nous parler et nous entendre. Mais il y avait ce pianiste, et cette femme russe, et ce pauvre type pour m’empêcher d’être à ton écoute.

Et puis, aussi, la serveuse. Elle avait la voix de cette actrice américaine que j’aimais tant et dont j’étais désespéremment incapable de me rappeler le nom. J’aurais voulu lui demander de parler anglais, pour vérifier, de prononcer cette phrase que j’imitais si souvent : « why the fuck are you here ? Why the fuck are you so here ? » Mais tu prononças cette autre phrase, et soudain j’oubliai tout. La serveuse, le pauvre type et sa blonde, la russe et le pianiste. Même on green dolphin street.


« Je m’en vais. »

           

              

              

           

            

La voiture roule vite. Elle avale les kilomètres et moi je fume des cigarettes. Ma main, par la fenêtre ouverte, s’amuse à contrer le vent. Mon regard, par le pare-brise, embrasse les paysages qui défilent. Ils se font plus verts, et l’air nous rapporte la mer.

– Bientôt ?

– Oui, bientôt.


Sa main attrape la mienne et la serre fort, avant de reprendre place sur le levier de vitesse. Je le regarde et j’ai envie d’hurler ma joie, par la fenêtre ouverte. J’ouvre grand les yeux, pour être sûre de ne rien perdre des deux pinèdes qui nous cernent, de la route sombre qui s’ouvre droit devant nous, de lui qui m’emmène.


Dans la voiture, une musique qu’il a choisit et que j’aime. Dans son sac, à l’arrière, les draps qui accueilleront bientôt nos ébats. Dans ma valise, dans le coffre, un cadeau pour lui. Et là, partout, le premier de nos jours à nous.

Il y a la musique, il y a le monde qui gronde, mais il y a autre chose, aussi : comme un murmure, une mélodie douce, qui entre par la fenêtre ouverte.


Je me souviens de ce soir-là, sous la pergola. Je lui disais qu’un jour, peut-être, l’océan. Il me répondit qu’il me l’offrirait sûrement. Ce « sûrement », c’est maintenant. Certains voeux se réalisent comme certaines promesses se tiennent et, finalement, ce qu’il m’offre là n’est pas l’océan mais l’espoir, et la foi peut-être aussi, en sable, en vagues, et en écume.


Je le regarde, et je m’approche. Sur sa joue, un baiser mes lèvres déposent. Son regard m’étreint comme le feraient ses bras. Il me sourit et je chavire, il y a tout dans son sourire : la lumière du matin, le calme de la nuit, la douceur d’une caresse, la chaleur d’un baiser, et cette saveur de vie qui donne envie de croire en l’éternité.

Et je voudrais le prendre dans mes bras, l’enfermer au creux de moi, pour que rien de lui ne s’échappe par la fenêtre ouverte.

            

                    

                 

(merci à Caetano Veloso et cucurrucucú paloma : http://www.deezer.com/track/3421)

 

          

            

               

                 

                   







 

Je me suis laissée choir sur le côté du lit. J’avais mal aux cuisses. Mon corps était lourd mais sans sueur, et mon souffle long et reposé. Sans émoi, sans émotion. Juste un peu de fatigue, ou de lassitude plutôt. Trois fois rien, quoi.

 

Tu m’as demandé le chemin de la salle de bain. J’ai entendu l’eau couler l’instant d’après. J’ai allumé une cigarette. Remonté le drap sur mon ventre, fixé les yeux au plafond. Sans pensée, sans espoir. Sans rien.

 

Tu es revenu quelques minutes plus tard. Tu avais pris ma serviette de bain, la bleu-marine que j’aimais bien, je t’en ai voulu mais je n’ai rien dit. Tu t’es assis sur le bord du lit et tu m’as regardée. Tu souriais. L’air fier, un peu, ou alors juste satisfait. Tu as pris une cigarette dans mon paquet sans me demander la permission. Puis tu m’as demandé si je voulais un verre d’eau, j’ai répondu que je ne voulais rien. Tu as pris un verre d’eau quand même.

 

Enfin, tu m’as dit que tu t’en allais. Tu as mis encore six ou sept minutes à te rhabiller, puis à chercher tes clés. Tu t’es penché pour m’embrasser, j’ai tendu la joue, pas les lèvres, et tu ne t’es rendu compte de rien. Tu as fermé la porte derrière toi, dans son mouvement j’ai senti un peu d’air frais pénétrer l’appartement, la chambre, mon corps. Comme tu l’avais fait un peu plus tôt dans la soirée. J’ai tendu le bras sur le vide de mon lit. De toi, de l’air, de la nuit, il ne restait rien.

 

Un peu plus tard, sous la douche, j’ai pensé à toi pour la dernière fois. J’avais déjà oublié ton corps, ta peau, ton odeur, et jusqu’à ton nom. Tu pensais m’avoir baisée mais tes assauts avaient tout juste effleuré mon enveloppe, ma carcasse, aucun ne pouvait pénétrer mon être. Je revoyais ton sourire, la fierté de ton regard. Stupide. Tu pensais sûrement m’avoir fait jouir, je simulais très bien. Je simulais toujours. Stupide et fier. Fier de quoi ? Je ne t’avais rien donné, ni mon souffle, ni ma sueur, ni mes ongles dans ton dos, ni mes dents sur ton bras. Rien. Tu avais baisé seul. Seul, comme les mille qui t’avaient précédé cette vie-là. Et cette horde de fantômes sans forme ni nom tournoyait au-dessus de moi alors que la vapeur de l’eau brûlante dessinait un nuage dans ma salle de bain. Je sortis de la baignoire, la peau rouge et ruisselante, je m’assis sur le carrelage frais pour regarder le nuage disparaître lentement.

Bientôt, il ne resterait rien.

 

 

       

             

              

                  

            

           

 

 

        Je la voyais tous les matins, au café de la Bourse, entre huit heures et huit heures trente. Elle buvait un expresso et fumait une cigarette au comptoir, elle lisait souvent le Monde, et d’autres fois elle feuilletait son agenda. Je la trouvais belle et élégante : elle était grande, fine, de longs cheveux bruns et de grands yeux clairs. Elle portait des tailleurs jupes ou pantalons griffés, un sac à main de cuir, et de fines lunettes rectangulaires qui lui donnait un air sérieux. Ce qui ne l’empêchait pas d’être sexy.

Un jour, je l’avais entendu parler avec le barman, elle disait fêter bientôt ses cinquante ans. Je ne lui en aurais pas donné plus de quarante. Le temps ne semblait pas jouer en sa défaveur, au contraire. Elle émanait une sorte de grâce et un charme certain. Une belle femme, quoi.

 

Ce matin-là, elle portait des lunettes de soleil au lieu de ses rectangles de verre habituels, elle poussa la porte du café un peu violemment et s’installa à une table au fond de la salle plutôt qu’au comptoir. Je me dis que quelque chose n’allait pas, les gens changent rarement leurs habitudes. Mais j’étais moi-même embrûmée, je n’y prêtais donc pas grande attention. Enbrûmée parce que j’avais passé la nuit avec mon amant, je n’avais pour ainsi dire pas dormi.

Je le voyais depuis deux mois déjà. Il était plus âgé que moi, ses tempes grisonnaient et les coins de ses yeux se fendaient de petits soleils. Il avait un charme fou et beaucoup de classe. C’était un client de la banque pour laquelle je travaillais, c’était là que je l’avais rencontré. Il m’avait fait la cour pendant des semaines avant que j’accepte, finalement, une invitation à déjeuner. Et depuis deux mois, donc, nous nous voyions deux à trois fois par semaine, pour dîner le plus souvent, pour la nuit quelques fois. Comme la veille de ce jour-là.

 

La Dame, comme je l’appelais, commanda un expresso, puis un second dans la foulée. Elle fumait cigarette sur cigarette, nerveusement.

Une femme entra dans le café, et s’avança vers elle. Une amie, apparemment, puisque ma Dame se leva et la prit dans ses bras. Et là, elle s’effondra. Elle ôta ses lunettes de soleil, ses yeux étaient rouges et cernés, plein de larmes. Elle sanglotait, agitait ses mains, tapait ses doigts sur la table. De ma place, je n’entendais pas leur conversation, mais j’en percevais toutefois la gravité.

Elle faisait non de la tête, la dame, elle faisait non, non et non. Et son amie avait pris ses mains dans les siennes, pour la calmer très probablement, elle lui parlait à voix basse et la regardait fixement.

Alors la Dame se leva, ouvrit son sac à main et en sortit une petite culotte de dentelle noire qu’elle jeta sur la table. Et ça, c’est quoi ? C’est pas ma taille, ni la sienne ! Et je l’ai trouvée au fond de la poche de son pantalon !

 

Cette dernière phrase me fit frémir.

Je fermai les yeux et me repassai la scène : un peu plus tôt le même matin, il n’était pas sept heures, il avait pris une douche et s’était rhabillé. Il se pencha sur le lit pour m’embrasser et me dit : j’te la vole ! en souvenir…

Noooooon ! Ce genre de dangereux hasards n’arrivait que dans les films !

 

Je levai les yeux sur la table où la petite culotte trônait : la dentelle noire et les minuscules nœuds blancs sur les côtés… C’était la mienne ! C’était ma culotte que la Dame avait sorti de son sac à main et que tous les clients du café regardaient maintenant. Ma culotte sur la table, entre la tasse de café et le cendrier à moitié plein. Ma culotte que mon amant avait glissée dans sa poche quelques heures auparavant…

Le temps de joindre les morceaux pour recomposer l’histoire, je règlai mon expresso, écrasai ma cigarette dans le cendrier, enfilai ma veste et sortis du café en courant.

       

         

            

           

          

         

       

         

          

          

 

Une dédicace, ou plutôt deux :

à Toi, J., qui me tiens la main à chaque instant, et sans qui je n’écrirais pas… Pas comme ça.

à Lio, qui, il me l’a dit, aime me suivre dans mes balades, et pour qui j’ai un peu écrit celle-ci…

 

 

 

         J’étais rentrée du boulot depuis une heure déjà, le temps d’un beignet au chocolat, une menthe à l’eau et deux cigarettes. Le chat s’était couché sur mes genoux et nous regardions par la fenêtre, moi le ciel, lui le pigeon posé sur le balcon d’en face. J’avais envie de musique, l’I-Pod était sur son socle, j’appuyai sur play. Et l’aléatoire lança Hallelujah, par Jeff Buckley. Je fermai les yeux au premier souffle.

Classique parmis les classiques, incontournable, à mes yeux une des merveilles de la musique, d’une pureté et d’une intensité si rares qu’on pourrait douter qu’elles soient humaines. Buckley chantait comme personne, d’ailleurs il en mourut, le génie tue, c’est bien connu.

Well it goes like this, the forth, the fifth, the minor fall and the major lift

Comme les notes, la suite se déroula, je compris qu’il me fallait sortir, prendre l’air, marcher. Aller voir le Rhône depuis le Rocher des Doms.

Je pris une douche brûlante, j’avais froid. J’enfilai un jean, un pull, nouai un foulard autour de mon cou et je quittai l’appartement. Les écouteurs dans les oreilles, le sac sur l’épaule. Le chat miaulait, il aurait sans doute voulu m’accompagner.


Dehors, il faisait frais. Le vendeur sexy de la boutique de fringues fumait une cigarette, il me dit bonjour, je lui répondis bonsoir. Je tournai à droite pour rejoindre la place Carnot. Deux grandes et belles blondes sortaient du salon de manucure rue des Fourbisseurs, l’une parlait très fort dans son téléphone portable, l’autre regardait ses ongles, l’air satisfait. Un peu plus loin, je sentis le parfum des crêpes, c’était le snack à l’angle de la rue du Vieux Sextier. J’en aurais bien mangé une, avec du Nutella, ou de la crème de marron, mais je n’aimais pas manger de crêpes quand je marchais seule. C’était pareil pour les glaces. Pas seule.


Un peu plus loin, de la fumée d’encens s’échappait du magasin indien. Et de la fumée tout court de l’entrée du salon Jean Louis David : une coiffeuse prenait sa pause cigarette pendant que la couleur de sa cliente pausait, elle aussi. Place Carnot, je pris à gauche, vers la place Saint Pierre.

De toutes les églises de la ville, c’était celle-ci que je préfèrais. Elle n’était pas bien grande. D’inspiration gothique, sa façade était claire et richement décorée. Ses portes de bois étaient admirables : hautes de quatre mètres, sculptées de scènes bibliques : Saint Jérôme et Saint Julien à gauche, la Vierge et l’Ange de l’Annonciation à droite. Enfin, d’après ce que j’avais lu, je ne m’y connaissais pas vraiment en Saints. Ni en Dieu. Et parfois je me disais que, peut-être, j’y perdais. Quand je voyais la force qu’il savait donner aux hommes, ce dont ils avaient été capables en son nom, en offrande, témoignage de leur foi. Bien sûr, des guerres, des massacres, des tortures. Mais aussi cette église, un tableau, une scupture, ou une pièce musicale comme ce stabat mater que j’avais écouté tout l’été. On aurait presque pu entendre, sentir, le souffle de Dieu. Même moi qui n’y croyais pas.

Je m’étais arrêtée sur la petite place pavée pour réfléchir à ma foi. Et la lumière fût. Cette lumière de la fin du jour, à quelques minutes de son agonie. Quand elle livrait sa dernière bataille, son dernier souffle d’or, plus beau que jamais, sûrement parce que vain. Alors je me dis que sinon Dieu, autre chose, sans nom ni définition, mais j’avais foi.

Il était dix-huit heures passées, je pris le chemin du Rocher.


Place de la Mirande, j’étais au pied du Palais, j’allais à pas lents le contourner pour marcher sur sa place, que j’avais si longtemps habitée. La peinture sur le mur de la banque de France, souvenir de Gérard Philipe, en costume de Fanfan la Tulipe. Le café In et Off, qui avait perdu son beau Damien il y avait de ça deux étés. Le numéro 13, qui m’avais perdue, moi. Là, je m’assis un moment, pour regarder le Palais couvert par ce manteau de lumière qui m’avait si souvent captivée sans que mes mots fussent capables de lui rendre grâce.

J’ôtai même mes lunettes de soleil, pour mieux le voir, mieux m’en imprégner.

Puis, je grimpai les escaliers qui menaient au Rocher des Doms.

Bien sûr, je stoppai un instant sur le pavis de Notre Dame, pour regarder la Vierge d’or, et les toits de la ville, le beffroi sur la gauche, le fleuve en face, l’île sur la droite. Et la vie sur la place, les jeunes et leurs skateboards, les parents et leurs bambins, les personnes âgées qui avançaient lentement en se tenant le bras. Les femmes qui, comme moi, travaillaient l’art des talons sur les pavés.

En montant l’allée pour gagner les jardins, je fixais le morceau de ciel bleu entre les branches des arbres. Le vent était violent, de plus en plus à mesure de mon ascension, je savais que là-haut il soufflerait en plein, c’était justement ce que j’étais venue chercher. L’ivresse du vent.

Je m’assis sur le muret au bout de l’allée, autant pour reprendre mon souffle que pour profiter du spectacle. Des couleurs. Le bleu du ciel, le sombre du Rhône, le vert de la vigne des Papes, le blanc de la pierre du Pont Saint Bénézet. Je me souvins alors de la légende que ma grand-mère me racontait quand j’étais petite fille.

Elle disait que Saint Bénézet s’appelait en réalité Benoît, et était ainsi surnommé en raison de sa petite taille. Il était berger. Et alors qu’il guidait ses chèvres, ou ses moutons, l’histoire changeait parfois, il entendit Dieu lui ordonner de construire un pont sur le Rhône, en Avignon. Un ange le guida alors jusqu’à la ville, où il subit d’abord, bien sûr, les moqueries des habitants. Pour prouver sa bonne foi, Bénézet souleva une roche de dix fois sa taille qu’il s’en alla porter jusqu’au fleuve. Ainsi, les habitants finirent par le croire et construire le fameux pont.

Jolie légende, même si, à mon avis, le petit Benoît n’entendit pas Dieu mais le Mistral. Cela dit, je comprenais que l’on put confondre.


J’écoutais toujours hallelujah, en boucle.

Je fis le tour des jardins, mon regard caressant le Rhône, Villeneuve, Le Fort. Je vis un jeune couple disparaître en riant derrière les arbres. Je trouvais qu’il faisait un peu froid pour l’amour en plein air, mais je les enviais quand même.

Je passai devant cet arbre aux branches basses et larges, sur lesquelles Lucia aimait grimper. J’avais des photos d’elle, assise dans l’arbre, me souriant de toutes ces dents, même celles de devant qu’elle avait perdues quelques jours avant. Elle me tenait toujours la main quand on marchait toutes les deux. Et je me disais qu’un jour, j’en aurais une à moi. Une moitié moi, moitié… Je me disais.


J’arrivai sans y faire attention à cet endroit que j’appellais la terrasse, et qui aurait bien pu en être une, après tout.

Un des plus beaux points de vue de la ville. Le fleuve et l’île de la Barthelasse, Villeneuve et les reliefs en dents de scie jusqu’au Mont Ventou. Le fleuve, encore. Puis les remparts, les toits et les clochers, jusqu’au Palais. Je me suis assise sur le muret haut, le vent me faisait tanguer, au risque de me faire tomber mais je m’en fichais. Il fouettait mon visage et envolait mes cheveux, il sifflait dans mes oreilles pour mieux se joindre à la voix de Buckley.

J’avais débloqué la fonction repeat. Il entama alors son sublime lover, you should have come over. A lui, je ne résistais pas. Jamais.

Un pied dans ma bulle, un pied sur le monde, la frontière entre les deux clairement dessinée par chacune des notes, la beauté de l’instant vint me frapper si fort que je faillis en pleurer. Je vis l’endroit comme pour la première fois. Foi première. Le vert des arbres, le blanc des dalles, toujours sous le bleu du ciel. Tranquille, à ma place, je regardais le soleil disparaître et l’ombre gagner les lieux, grignottant mètre après mètre les pierres, les bancs, les murs, arriver à mes pieds et continuer sa course jusqu’à la nuit.

Quelques touristes prenaient des photos. Le vent était terrible, violent. Je le sentis saisir ma tête, et la faire danser, tourner, je le sentis m’ennivrer. Lorsque je sautais du mur sur lequel j’étais assise, il me fallut un instant pour trouver l’équilibre. Je quittai les lieux par les escaliers Sainte Anne. J’étais comme ivre, j’étais bien.

Ce chemin pour quitter le Rocher était mon préféré. Ces larges marches de pierre, pavés, inégales, qui se déroulaient sous les arbres, dans le dos du Palais. Elles avaient quelque chose de secret, j’imaginais des déclarations à voix basses, des mains qui se frôlaient, des baisers volés.

Au pied des escaliers, devant le studio des Hivernales, un vieil homme. Je m’arrêtai, croyant reconnaître un être cher, la même barbe blanche, les mêmes yeux très bleus. Mais il y avait erreur sur la personne. Je repartis sur un sourire, en lui souhaitant une bonne soirée. Je me dis qu’en rentrant, j’écrirais à Monsieur D., ainsi qu’à son épouse. Qu’il ne fallait pas attendre qu’il fût trop tard. Jamais.

Jeff Buckley chantait Dream brother.


Je pris à droite rue de la Banasterie. Croisai deux scooters. With your tears scattered round the world. Un camion poubelle. Don’t be like the one who made me so old. Arrivai place des Chataignes. La boulangère était sur le perron de sa boutique, à discuter avec une cliente. La crêperie rentrait sa terrasse, le vent empêcherait tout dîner dehors. De retour place Carnot, je passai devant la synagogue pour rentrer chez moi. I feel afraid and I call you name, I love your voice and your dance insane, I hear your words and I know your pain. Je décidai qu’il me fallait du vin, et fis donc un détour par la cave.


A pas lents, sur les dernières notes de l’Hallelujah que j’avais remis pour l’occasion, je remontai la rue de la Bonneterie. La boutique de fringues avait fermé, le magasin de musique aussi. Des rires s’échappaient du bar à vins.

J’entendis le chat miauler alors que je grimpais les escaliers. Il m’attendait dans le couloir.


Je me servis un verre de vin de Graves, m’installais dans mon fauteuil préféré, le chat vint se coucher sur mes genoux.

Pour regarder par la fenêtre, moi le ciel devenu noir, lui le pigeon disparu du balcon d’en face.

   

    

    

        

    

 

   

 

oh I do believe

in all the things you say

what comes is better than what came before


and you’d better come come, come come to me

better come, come come, come come to me

better run, run run, run run to me

better come


oh I do believe

in all the things you say

what comes is better than what came before


and you’d better run run, run run to me

better run, run run, run run to me

better come, come come, come come to me

better run

 

 

Cat Power, The Covers Record, I found a reason

   

     

           

             

         

Elle est là.

Elle est là, dans la pièce. Elle me regarde. Je lui tourne le dos mais je sais qu’elle me regarde, je le sens. Je sens ses couleurs sur moi. Je n’ai pas besoin de me retourner pour la voir, il me suffit de fermer les yeux. Fermer les yeux pour voir ses formes, ses lignes, ses ombres.


Elle va bien avec la pluie qui tombe, là, devant moi. Je suis assise face à la fenêtre, elle dans mon dos, je regarde la pluie tomber. Comme ces gens qui n’ont rien à faire que laisser couler leurs pensées. Se souvenir, peut-être. Le nez collé à la fenêtre, regardant la pluie tomber.


L’orage gronde. Je me retourne, elle est là, toujours là. Un éclair la sort de l’ombre, elle est belle dans sa lumière violente et brève. Alors je me lève, je m’approche, tends la main. Vers elle. Et du bout des doigts, timidement, amoureusement, je la touche. La caresse. Ses reliefs. Ses contours. Sa signature.

Dans la pénombre, je distingue bien ses nuances, ses dégradés. Ses gris multiples et riches. Ses ciels, ses nuages, ses arbres et ses habitations. Ses noirs. Ses blancs. C’est un paysage qu’elle me montre, pas celui d’une quelconque contrée, celui d’une âme. Une âme grise et noire et blanche. Une âme qui pleure de ses gros nuages. Qui me raconte sa solitude dans la beauté du monde.



Je l’ai rencontrée au milieu du mois de juillet, si mes souvenirs sont bons. Je l’ai immédiatement trouvée belle, comme ses soeurs, elle est issue d’une excellente série. Et je me suis surprise à la vouloir…

Je ne la connaissais pas, je ne la comprenais pas, mais j’avais cette étrange impression qu’elle avait des choses à me dire. Qu’à mes yeux, elle se dévoilerait, elle se laisserait deviner. Bien sûr, il me fallut du temps.



Elle est un peu ma belle au bois dormant.

Elle a dormi dans un atelier, puis dans une boîte cylindrique, roulée. Sur mon bureau, toujours roulée, de peur de l’abîmer. Et enfin chez l’encadreur, plus d’une semaine, avec des centaines d’autres comme elle, mais moins belles.

Enfin, mon téléphone a sonné, j’étais à l’heure au rendez-vous, elle m’attendait bien emballée de papier blanc. Je l’ai glissée sous mon bras pour la ramener chez moi. Toute seule, fière et heureuse, je plantai un clou au mur pour l’y suspendre. C’est là qu’elle est maintenant. C’est de là qu’elle me regarde, autant que je la regarde.



Je ne m’étais pas trompée : elle avait des choses à me dire. Elle me les a toutes confiées, et même davantage. J’ai compris ses couleurs, ses reliefs et ses mouvements, j’ai entendu son murmure, tendre comme un aveu, je lui ai répondu du regard. Et je lui réponds encore.



De toutes les merveilles du monde, aucune n’a la beauté de l’objet né des mains de l’être aimé.

C’est sous les plus beaux des doigts que cette toile a vu le jour, couvée par le plus beau des regards. Ses couleurs sont celles de l’âme chère. Soeur. Elle est son travail, ses heures, ses idées, et un bout de sa chair, aussi.


Penser aux pinceaux qui l’ont carressée, fermer les yeux et voir la main manier, oeuvrer, s’approcher, s’éloigner, sans bruit s’avancer pour regarder les yeux se plisser, des soleils à leurs coins, et l’artiste en entier, en silence, qui peint.



Elle règne sur la pièce, discrète, superbe.

Pour tous, elle est un paysage numéroté.

Mais pour moi, elle est…

   

    

    

    

    

    

 


 

Elle est assise sur la marche d’entrée d’un immeuble. Les coudes sur les genoux, la tête entre les mains. Elle porte un bandeau rose dans ses cheveux blonds. Et une grosse frange.

A côté d’elle, sa mère. Petite, fine, les cheveux noirs et courts, elle porte un jean qu’elle a remonté au dessus de ses chevilles, et un débardeur noir qui laisse voir son ventre. Elle parle fort et avec les mains. Elle répète c’est moi qui ai la garde, tu entends ? Ça veut dire que c’est moi qui décide, moi et personne d’autre, tu entends ? C’est maman qui décide, pas papa. Et la petite fille fait oui de la tête.

Debout face à elle, un type. Grand, maigre, un marcel gris sur un jean troué. Ses cheveux sont en bataille, il porte une sacoche en bandoulière et des baskets aux pieds. Et lui aussi, il répète : ouais, ta maman a raison, tu l’entends ? Ta maman a raison. Et la petite fille fait oui de la tête.

– Ton père c’est un abruti. Un irresponsable, un bébé. La preuve : il est retourné vivre chez son papa et sa maman.

Ouais, elle a raison ta mère.

Toi, ta gueule ! Et puis, ton père est un minable, un tricheur, un menteur. Crois moi, j’ai eu le temp de m’en rendre compte, six ans de vie commune, six ans d’enfer ! Tu sais pourquoi c’est maman qui a ta garde ? Parce que papa n’est pas capable de s’occuper de toi, c’est le juge qui l’a dit.

Ouais, elle a raison ta mère, c’est le juge qui l’a dit.

Toi, ta gueule !


Toujours la tête entre les mains, les coudes sur les genoux, la petite fille fait oui. Elle lève parfois les yeux, balaye la rue du regard comme pour chercher de l’aide, ou crier au secours. Puis elle se tourne vers sa mère, oui maman, et remet sa tête entre ses mains.

– Il faut pas l’écouter, ton père, quand il parle de moi. Il a pas le droit de parler de moi, ou de mes amis. De dire des saloperies. Parce que c’est des mensonges ce qu’il te dit, ton père. Fred, c’est un ami de maman, juste un ami.

Oui, et entre amis on se rend service. Ta mère m’héberge en ce moment parce que c’est un peu la merde pour moi, et…

Toi, ta gueule ! Viens pas l’embrouiller, la p’tite, elle a pas besoin de tout savoir, sinon elle va rien comprendre. Je veux juste qu’elle sache que son père est un mytho, tu entends Lola ? Ton père est un menteur, et un jaloux. Il dit du mal des amis de maman parce que lui il a pas d’ami, pas de copain, pas de copine, je suis sûre qu’il a pas tiré son coup depuis des lustres…

Avec sa gueule, c’est sûr…

Toi, ta gueule ! Lola ? Regarde-moi dans les yeux, Lola.

Et la petite fille obéit. Elle lève ses grands yeux clairs sur sa mère et dans son regard on ne lit rien. Ni colère, ni peine, ni interrogation. Juste de la résignation. Et un peu de fatigue, peut-être.

Quand papa te pose des questions sur maman et ses amis, il faut pas lui répondre. Tu lui dis que tu sais pas, d’accord ? Tu lui dis que tu sais pas, que ça te regarde pas, que c’est des histoires de grandes personnes. Et que maman va prévenir le juge s’il continue, d’accord ?

Oui, maman.

Je veux pas que tu lui racontes ce qu’il se passe à la maison.

Mais je lui raconte rien…

Si, tu lui racontes ! Il sait des choses, il les tient bien de quelqu’un ! Et ça ne peut être que toi… Alors la prochaine fois, je veux que tu lui dises que tu sais pas, d’accord Lola ?

Mais je lui ai dit, déjà ! Je lui ai dit que…

Je veux pas savoir ! Je te dis juste ce que tu dois faire maintenant.

Mais…

Pas de mais, Lola.

Mais attends ! J’essaie de t’expliquer quelque chose !

La petite fille se met alors à parler comme une grande personne. Mieux qu’une grande personne. Elle se lève, pour se placer au dessus de sa mère. Elle a la tête bien haute, et fait de grands gestes avec les mains. Ses sourcils se haussent, son intonation est très juste. Elle articule parfaitement, et ses mots sont pesés au gramme près. Une femme, petite mais vraie. Avec sa tunique verte et son pantalon clair, les cheveux bien raides encadrant son visage d’enfant, malgré tout.

Elle parle à sa mère en la regardant dans les yeux, elle approche même son visage du sien pour bien se faire comprendre. Mais l’autre ne voit rien, elle allume sa cigarette. Elle ne voit pas le regard de Lola qui insiste, elle ne lit pas cet attention, je parle, écoute moi entre ses lignes, non. Elle allume sa cigarette, regarde le type, lui fait signe de se taire et lui tend le briquet qu’elle lui a emprunté.

Je lui ai déjà dit, à papa. Je lui ai dit que je voulais pas l’écouter, que je voulais pas répondre à ses questions, je lui ai dit que je voulais pas parler de ça. A toi aussi, je te l’ai dit. Je veux pas parler de ça.

Oui, et bien tu vas en parler. Mercredi, tu vas en parler au Docteur Laval, tu vas lui dire ce que papa te dit quand tu passes le week-end chez lui. Les méchancetés qu’il dit sur maman, sur ses amis, sur Fred. Tu lui diras tout ça, au docteur.

Tout ce que papa me dit ?

Oui.

Et tout ce que toi, tu me dis ?

Oui. … Non. … Y’a rien à dire, sur moi. Je m’occupe de toi, je t’emmène à l’école, te fais à manger, je fais ton lit tous les matins, voilà. Moi, je fais que m’occuper de toi. Je raconte pas des saloperies sur les gens, moi.

Et la petite fille fait oui de la tête.

Allez, viens ! Lève-toi, on s’en va.

On rentre à la maison ?

Non, on va faire les courses avant.

Ouais, y’a plus rien à bouffer à la maison.

Toi, ta gueule.

Mais je suis fatiguée…

Tais toi, Lola, et lève-toi. On y va.


La nana attrape la petite fille par la main, l’aide à se lever et remonte la rue. Depuis la fenêtre, je les regarde s’éloigner. Le type à leur côté, l’allure nonchalante, sa cigarette roulée toujours à la main. La mère marche vite, d’un pas assuré, voire énervé. La petite traîne un peu des pieds. Elle l’a dit, elle est fatiguée. Moi, je la crois.

Depuis la fenêtre, je les regarde s’éloigner et je me dis que je devrais garder mes fenêtres fermées. Le monde me rend si triste, parfois…